Ses amies les bêtes



Une photo de Thomas Fersen


  Voilà quatre albums que publie Fersen, et voilà que d'aucuns le découvrent. Des experts ès musique qui avaient jusque là décrété l'art mineur art minable, jugé nul et sans avenir tout ce que les disquaires rangent au rayon chanson française. Tant mieux s'ils se ravisent. Fersen va de son chemin tortillard et buissonnier, où beaucoup d'oreilles vagabondes braconnent depuis l'ouverture du Bal des oiseaux, premier album d'il y a sept ans. Sept ans de bonheur, surprenants d'insolence, scandés de Ronds de carotte et d'un Jour du poisson tout aussi savoureux. Vint l'opus QuJe n'ai pas l'impression d'être un artiste, en tout cas au sens où on l'entend dans ce milieu. Je fais des choses, leur somme fera peut-être dire plus tard que j'étais un artiste, mais c'est un diplôme de sortie."
Il ne pratique pas l'ostracisme musical et trouve son plaisir dans l'écoute de Bourvil comme dans celle de Tom Waits, de Barbara comme de Randy Newman. Ses compositions, ses compagnons de studio et de scène confirment ce peu de goût pour les dégoûts prisés par les monomaniaques : futé Fersen et jouissif Joseph (Racaille, orchestrateur d'harmonieuses pagailles) président à des amours de clavecin et d'orgue Hammond, de violoncelle et d'ondes Martenot. Côté textes, si l'on a pas manqué d'y noter un bestiaires en perpétuelle expansion - moineau et moucheron, bucéphale et lion, blatte et lapin... - et une prédilection pour les prénoms féminins, on relève aussi avec jubilation que le chanteur n'est pas de ceux qui bégaient "Je t'aime" à tout-va. Les amours ferseniennes sont adeptes du mi-voix, du contre-jour, du clair-obscur. Révérence gardée sans doute au pseuo emprunté à l'amant de Marie-Antoinette (le prénom, lui, vient d'un footballeur mexicain remarqué au Mondial 86). Les chansons de Fersen préfèrebt aux grands éclats les secrètes morsures, aux déploiements d'effets les discrètes alarmes. "Je me sens plus auteur que chanteur. J'écris mon petit journal, j'y mets en forme de petits faits. J'aime bien cette forme d'écriture, je lis des journaux d'écrivains, j'y vois une re-création de la vie, plus que dans le roman, qui tient toujours un peu de l'opérette : les personnages y sont en représentation. Dans un journal, comme dans une vie, il y a du mystère et de l'ordinaire. Dans mes chansons aussi."
Punk passé à la chanson, Fersen a le parcours d'un primesautier, le pied de nez dans le sang, si l'on ose dire. "Ma vocation, si j'en ai une, date du CP. Un jour, un élève est monté sur la table et a entonné un refrain paillard. Révélation. Eblouissement ! Mes chansons sont foutues comme les chansons paillardes : genre mélodique, nombre de pieds, élisions, astuces de vocabulaire, utilisation d'objets quotidiens ... Ce patrimoine populaire venu de Villon, transmis oralement, tout le monde le connaît, des musiciens aux enfants. Ca repousse tout seul, ces chansons là. On ne sait pas dans quelle mémoire elles sont stockées, mais elles constituent la préhistoire d'internet !" Fersen, cyber-titi ?

Paquotte Anne-Marie
Télérama 2618
15 Mars 2000