Le drôle d'oiseau Fersen



Coiffé de l'étui de son ukulélé pour se donner des airs d'étrange équidé, Thomas Fersen sort son quatrième album, au titre lapidaire, « 4 ».

 

On y retrouve la précieuse collaboration de Joseph Racaille, comme sur le précédent album, le « Jour du poisson ». Il va donc sans dire que « 4 » est remarquablement arrangé et que l'instrumentation s'appuie à l'occasion sur un fond de cordes ciselé à la perfection, que s'y faufile le racaillien ukulélé, depuis longtemps déjà adopté par Fersen et que l'on convie de subtils madoline, clarinette, clavecin, ou violon.

Si sur « 4 », hormis « La chauve-souris » peut-être, on retrouve moins de morceaux aussi légers et enjoués que pouvaient l'être « Bijou » ou « Les papillons » sur le « Jour du poisson », Thomas Fersen reste indentifiable d'emblée : la voix de titi est toujours éraillée juste ce qu'il faut et, surtout, on retrouve un univers qui nous est vite devenu familier.

En premier lieu, on sait que l'imaginaire de Fersen est peuplé d'un bestiaire nombreux et farfelu. Rien d'original à le signaler et si tout le monde le répète, il faut avouer qu'il l'a bien cherché : rien que sur « 4 », on croise pachydermes, éléphanteau, colombe, rennes, lion, abeilles, moucherons, morpion, sangsue, cuisses de mouche, bique, âne, lapin, alouette, crapaud, mule, souris, chauve-souris, chat. Après les poisson, bucéphale, canasson, papillons, oiseau, loup, gazelle, ours, souris blanche, ver, gorille, belette, blatte, rat, fauvette, mouette, hibou, cloporte du précédent opus. À croire que le bonhomme ne peut s'embarquer pour un enregistrement sans trimballer derrière lui son arche de Noé...

Avant de gratter le bestiaire pour trouver dessous l'univers de l'enfance, on peut tout de même distinguer plusieurs utilisations des références animalières chez Thomas Fersen. C'est, tout d'abord, une façon pour lui d'entretenir sa verve de parigot en piochant allègrement dans les expressions populaires, expressions usant à qui mieux mieux des métaphores anthropomorphiques et autres noms d'oiseaux. Ensuite, plus particulier, dans les cas des insectes familiers, on remarquera qu'ils vont jusqu'à donner le titre et le thème de chansons, « La blatte » avant, « Le moucheron » aujourd'hui. Alors que ces petites bestioles sont habituellement envahissantes, elles deviennent ici de sympathiques moyens de conjurer l'angoisse de la page blanche. On imagine bien le Fersen, dans ces accès d'inutilité contemplative, les yeux collés au plafond, comme la plume à la feuille de papier vierge, puis les yeux collés à l'opportune arrivée de l'insecte :

« Allongé sur mon pucier / Je me repose les pieds,
Je me repose l'esprit / Ce moment n'a pas de prix.
Un moucheron / Tourne en rond,
Tourne en rond / Sur le plafond,
Un moucheron / Tourne en rond,
Tourne en rond / Sous le néon »

Merci à la petite bête, non seulement le bonhomme a pu s'allonger tranquille, mais en plus, à l'arrivée, il a gagné une chanson ! Si panne d'inspiration il y a, suffit que volète alentour quelque insecte pour la conjurer.

Malgré tout, cette chanson, pour sympathique qu'elle soit, est loin d'être la plus intéressante de l'album. Beaucoup plus réussie, sous forme de fable, « Les Malheurs du lion » où Fersen semble être ce moucheron qui corrige le lion et nous offre le grand plaisir de tirer de derrière les fagots l'expression « d'un coup d'saton » (toute une époque !), le tout avant de conclure que ceci n'est qu'une fiction : dans la réalité, il s'est bel et bien fait dévorer. Mais le bestiaire parolier, à vrai dire, est une diversion et détourne l'attention de ce qui est pourtant l'essentiel.

Il faut donc gratter le bestiaire pour trouver dessous l'évocation d'un univers entre enfance et adolescence où Thomas Fersen se montre le plus sensible. Par exemple avec « Dugenou », où le narrateur, avec ses surnoms en ribambelle, est le souffre-douleur des cours de récrés et rêve la nuit qu'on l'appelle « mon p'tit lu », avant de grandir en « monsieur anonyme dont les rues sont fécondes » :

« Dans la cour de l'immeuble / Je regardais les filles,
Je faisais partie des meubles / J'étais de la famille
J'étais l'frère de ma soeur. / Et malgré ma douceur,
Quand je m'approchais d'elles, / Je tenais a chandelle.
Elles voulaient des boxeurs / Et des déménageurs
Et des maîtres nageurs / Mais pas le frère de ma soeur.
Elles voulaient du robuste / Et du poil au menton,
Moi j'étais un arbuste / Et j'avais des boutons »

À l'heure de la glauquitude créatrice, Fersen cultive à rebrousse-poil de ses pairs l'art de la naïveté et, avec beaucoup de tendresse, évoque tous ceux qui « tiennent la chandelle » et parfois se rêvent ailleurs et autrement.



Cathus Olivier
Gredin
 Novembre 1999