«C'est sûr, nous avons une
responsabilité dans le manque de mobilisation au premier tour.»
Gérard Darmon, acteur |
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16 h 50, la moitié des travées du Zénith
sont encore désespérément vides. Au premier rang du balcon, François
Barré, ancien directeur du Patrimoine et conseiller actuel de la
Fondation François-Pinault, et Henri Loyrette, PDG du Louvre, font
tapisserie en s'inquiétant. Pourtant, backstage, il y a
foule. Les personnalités et futurs intervenants du grand raout de
«l'art et de la culture contre l'extrême droite» se prêtent au
jeu des interviews. Les traits sont tirés, les teints plombés.
Patrice Chéreau, Roger Hanin, Jean-Michel Ribes, Ariane Ascaride,
Daniel Toscan du Plantier, le cinéaste Laurent Heynemann, et Bernard
Latarjet (le président du parc de la Villette) expriment toutes et
tous leur résolution de dire au public «votez Chirac» : «Il faut
leur dire, précise la comique Anne Roumanoff, que si Le Pen
gagne, il lui suffit d'appliquer l'article 16 de la Constitution et
la voie lui est ouverte.» D'autres tentent d'envisager
l'impossible : «S'il passe, je me barre en Angleterre ou au
Québec», signale Pascal Obispo. Et si c'est Chirac ? «Rien ne
se passera et, dans cinq ans, on en sera encore là ; mais on n'a pas
le choix, il faut y aller, il faut voter pour lui», ajoute le
chanteur Daran. Dans son coin, Roger Hanin, chargé de la clôture du
meeting, refuse de répondre à Libération, «ce journal de
crapules intellectuelles». Ariane Ascaride, qui est venu parler
au nom de la Ligue des droits de l'homme, plaide : «Nous devons
parler avec les électeurs de Le Pen, c'est notre travail d'artistes,
il ne faut pas les exclure.» «C'est sûr, nous avons une
responsabilité dans le manque de mobilisation au premier tour»,
reconnaît l'acteur Gérard Darmon. Et Patrice Chéreau d'ajouter :
«Nous avons la possibilité de parler, à nous de le faire.»
Quinquagénaires. A 17 heures pile, Didier Lockwood ouvre
le bal. Dans la foulée, Georges Hirsch donne le coup d'envoi du
«premier meeting depuis la Libération qui rassemble les appels de
103 organisations professionnelles de la culture et du
spectacle». Le cinéaste Claude Miller cherche une place au sein
d'un auditoire serré, où l'on remarque des jeunes couples, quelques
poussettes, beaucoup d'institutionnels et une majorité de
quinquagénaires. Sur scène, un traducteur en langage des signes
accompagne les interventions. Régine Juin, l'ex-responsable du
cinéma Les Lumières de Vitrolles, raconte le sort culturel de 40 000
habitants tombés aux mains du FN : le théâtre public réduit à une
programmation de boulevard, le café musical du Sous-Marin
muré, et la fermeture du ciné...
Désormais plein comme un oeuf, le Zénith baigne dans le silence.
On écoute le médecin Jacques Testard, le peintre Gérard Fromanger
(qui cite Picasso), Sapho (qui chante Léo Ferré), le metteur en
scène Jean-Pierre Vincent : «Il faut voter le 5 mai, voter Chirac
massivement. Allez-y à reculons, allez-y de travers, mais allez-y.»
Les applaudissements ont remplacé les huées d'abord entendues à
la mention de cette consigne de vote. Désormais, tout le monde est
acquis au refrain, successivement repris par Charlotte Silvera,
Paula Jacques ou Didier Daeninckx («Dans ces circonstances, le
vote blanc, c'est le vote "petit blanc"»), le groupe de musique
yiddish Klez («J'irai voter Chirac avec une pince à linge sur le
nez et un gant Mappa»). Il y a des orateurs pour qui ça passe
moins explicitement, tels le compositeur Pascal Dusapin ou la
réalisatrice Coline Serreau : «Au nom de mes cosyndiqués, je vous
appelle à faire barrage par tous les moyens à Le Pen.»
Insécurité sociale. Au gré des discours, les mises au
point salutaires et les citations coups de poing s'enchaînent. Ainsi
Didier Daeninckx : «Sur 1 200 meurtres annuels, la moitié sont
passionnels. L'endroit le plus dangereux n'est pas les cités de
banlieue, mais une chambre à coucher ordinaire, et la plus
effroyable insécurité, c'est l'insécurité sociale. Les accidents du
travail tuent plus que les assassins.» Ou Viviane Forrester :
«Ce n'est pas le moment d'avoir des états d'âme, le 5 mai, ce
n'est pas voter pour Chirac, mais c'est voter contre Le Pen.»
Dans la salle, Robert Guédigian, à l'écart, glisse à sa voisine :
«Et, en plus, on est obligés d'applaudir à tout rompre pour
Chirac !» Paula Jacques rappelle : «Si Hitler a pris le
pouvoir avec 33 %, c'est parce que des coeurs sensibles ont refusé
de s'allier avec d'autres coeurs sensibles pour lui barrer la
route.» Le Zénith déborde, ça va bientôt être l'heure de Manu
Dibango, Souad Massi, la Grande Sophie, Thomas Fersen, Lulendo... La
cause est entendue, la culture est anti-Le Pen.
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