«Beaucoup de gens sont
aujourd'hui dans la dépossession. Les sondages leur font croire que
leur destin n'est plus entre leurs mains.» Bertrand Cantat |
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Lyon de notre
correspondant
ssis dans un fauteuil, un
musicien raconte les clips de Bruno Mégret : «Au début, j'ai cru
que c'était pas vrai, que c'était du Karl Zéro.» Bertrand
Cantat, chanteur de Noir Désir, enchaîne : «Tu vois, pour moi,
c'est pas sans rapport avec la présence de Le Pen. On est dans
l'image, tout se mélange, tout se trouble. Le fond du tiroir est
vraiment vide.» En face de lui, Grégoire Simon, des Têtes
Raides, hoche la tête. En quelques jours, ils se sont organisés
«à l'arrache», laissant tomber répétitions ou compositions,
pour se mobiliser. Des concerts, des rencontres, une page de
publicité (parue mardi dans Libération) pour dire «non». Noir
Désir, les Têtes Raides, Yann Tiersen, Dominique A, Thomas Fersen...
Quelques-uns des musiciens les plus en vue de la «nouvelle scène
française» sortent de leur réserve (relative pour certains) et
appellent à voter Chirac pour «faire barrage» à l'extrême
droite.
Concert improvisé. Aujourd'hui, ils sont à Lille (1).
Demain, à Orléans. Lundi, c'était Strasbourg, et le lendemain Lyon.
Vers 17 heures, une camionnette s'est arrêtée devant une
microbrasserie du plateau de la Croix-Rousse. Les clients ont
regardé sortir des instruments, les amplis, puis arriver Thomas
Fersen, les Têtes Raides, Yann Tiersen sur la terrasse, pour un
concert improvisé. Un vent fort emportait une poussière de pollen
qui irritait les yeux et troublait la lumière.
Quelques morceaux des Têtes raides, de Yann Tiersen, puis la
terrasse a repris un Bella Ciao lancé par Thomas Fersen. Peu
de messages, pas de discours. Juste un sobre «Tous aux urnes
!», repris à tour de rôle par tous les musiciens. Au départ,
Noir Désir était favorable à l'écriture d'un texte commun. Les Têtes
Raides n'en voulaient pas. Ne pas s'approprier la parole, rester sur
un engagement simple, un «réflexe instinctif». «Quand j'ai
vu apparaître la gueule de Le Pen, j'ai su que je voterai
Chirac», résume Grégoire Simon. Depuis, ils veulent mobiliser
les plus démobilisés. Bertrand Cantat analyse : «Beaucoup de gens
sont aujourd'hui dans la dépossession. Les sondages leur font croire
que leur destin n'est plus entre leurs mains.»
«Vote barrage». Après la brasserie, direction la place des
Terreaux, pour un concert prévu devant l'Hôtel de Ville. Laurent
Verseletto, metteur en scène lyonnais (2), grimpe sur la scène et
appelle à voter Jacques Chirac, «malgré le bruit et l'odeur».
Puis Zenzila prend la relève et enflamme la place. Devant eux, entre
8 000 et 10 000 personnes. A son tour, Dominique A, chante et
rappelle : «Ce vote barrage n'appartient pas à Jacques Chirac.
Tous aux urnes dimanche.» Des spectateurs se regroupent sur les
toits, assis parfois au ras des gouttières. La sécurité panique.
«Faudrait abré ger», suggère un élu aux Noir Désir, qui n'ont
pas encore commencé. Les Têtes Raides montent avec eux sur scène,
puis Christian Olivier, le chanteur des Têtes, lance dans un
mégaphone un «Non !» tonitruant.
La foule n'est plus qu'une vaste ondulation, lorsque les groupes
reprennent l'Iditenté («Que Paris est beau quand chantent
les oiseaux/ Que Paris est laid quand il se croit français»).
Sur les toits, les spectateurs dansent à présent. Vers 21 heures,
Bertrand Cantat conclut : «Il faut dire non, vous savez à
quoi.» Les groupes s'arrêtent sagement. La foule scande à son
tour «Non, non, non», puis «Bertrand président».
Beaucoup resteront plusieurs heures sur la place, dans une ambiance
très chaude, mais sans débordement.
Fournaise. Les groupes continuent dans les bars de la
Croix-Rousse, jusqu'au matin. Au milieu de la nuit, ils sont à
l'Atmosphère, sur une scène de 2 mètres sur 3. Une quinzaine de
musiciens se pressent sans ampli, dans une véritable fournaise. De
toute la nuit, le nom de Chirac ne sera pas cité. Les musiciens
présents voteront pourtant pour lui. «Il faut seulement se
boucher les oreilles et pas écouter ses lieutenants en ce
moment», glisse Bertrand Cantat. Il remarque qu'un nombre de
musiciens très dépolitisés «sortent aujourd'hui du bois».
Mais relève le cynisme de la situation. «S'engager pour la
première fois quand il faut appeler à voter pour Chirac, ça fait
quand même mal au cul.» Pour lui, appeler à voter Jacques Chirac
engage les musiciens pour la suite. «Dès le 6 mai, il faudra être
là et lui mettre la pression. On ne va pas lâcher
l'affaire.».
(1) En fin d'après-midi sur la Grand-Place, le soir à
l'Aéronef.
(2) En 1998, il avait mis en scène les minutes des séances du
conseil régional Rhône-Alpes au cours desquelles Charles Millon
avait fait alliance avec le Front national.
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